La Maison Forte

La puissance publique doit valoriser l'intelligence collective décentralisée

A travers le travail que nous menons dans le cadre de notre recherche, un terme clé revient systématiquement au cours de nos échanges avec des porteurs de projet et plus globalement avec les acteurs directement impliqués dans des dynamiques de coproduction territoriale, celui d’intelligence collective…

L’ensemble des enjeux contemporains – énergie, climat, inégalités, solidarités, innovation – semblent aujourd’hui traversés par la volonté de coproduire des énergies pertinentes et utiles à la cité. Portées aux nues de toutes parts, l’intelligence collective serait même devenue un enjeu de survie de l’espèce humaine tant elle conditionnerait notre capacité à résoudre les défis du 21ème siècle.

Les intelligences collectives

Pour autant, ce thème de l’intelligence collective n’est pas un concept neuf et recouvre plusieurs réalités comme le montre Jean François Noubel dans Intelligence collective, la révolution invisible. Souvent définie comme « la capacité d’un groupe de personnes à collaborer pour formuler son propre avenir et y parvenir dans un système complexe », l’intelligence collective se retrouve en fait sous différentes formes dans notre quotidien – tout l’enjeu étant d’en prendre conscience et de savoir mieux la mobiliser :

-  L’intelligence collective originelle, en petits groupes, se coordonne autour d’un objet commun et dans un espace limité. Appliquée à l’entreprise, dans le cadre d’une réunion par exemple, c’est la forme la plus avantageuse de l’intelligence collective : souple, transparente, apprenante, capable d’improvisation. Mais elle n’est possible qu’en petit nombre et en lieu restreint.

-  L’intelligence collective pyramidale qui reste encore le mode d’organisation des entreprises et administrations fonctionnant en silos. Elle retient la majeure partie de l’information au sommet de la pyramide. Le fonctionnement très rigide, normé, contraignant et opaque de cette forme d’intelligence la rend inadaptée aux enjeux mouvants d’aujourd’hui.

-  L’intelligence collective en essaim que l’on retrouve dans l’économie libérale d’aujourd’hui. Les acteurs interagissent sans avoir une vision claire de l’ensemble du système dans lequel ils évoluent. C’est la fameuse main invisible de Smith : chacun agit pour son intérêt particulier et c’est le marché qui œuvre de manière autonome pour le bien commun. Cependant, ce type d’organisation a montré ses limites : concentration des richesses, inégalités, crises, etc. Plus de transparence lui permettrait d’œuvrer au service de l’intérêt général.

Ces formes d’intelligence collective évolueraient bientôt vers un autre niveau : celui de l’intelligence collective globale – qui serait mieux adaptée à la résolution des enjeux complexes actuels. Pour Jean-François Noubel ce sont les jeux d’acteurs et de pouvoir qui nous cantonnent aujourd’hui à l’intelligence collective pyramidale. Mais ce mode de gouvernance touche à sa fin, « s’étouffant » lui-même dans un système cloisonné. Pour sortir de cette impasse l’auteur préconise une autre gouvernance favorable à l’émergence d’une conscience collective. En ce sens, l’intelligence collective globale a les mêmes caractéristiques que l’intelligence collective originelle mais les systèmes de communication actuels permettent de s’affranchir des limites du nombre et de la distance. Les canaux d’expression sont les réseaux sociaux, les wikis, les logiciels libres, l’entreprise apprenante, etc. Les individus collaborent de leur plein gré, sans structure hiérarchique dirigiste, dans un but commun.

Pour une démarche d’intelligence collective sincère

Ces pratiques d’intelligence collective se multiplient dans les organisations publiques notamment par le biais d’ateliers de design thinking, de hackaton et de packs maintenant “clé en main”, mais il apparaît trop souvent, une fois encore que l’on privilégie plus le résultat d’être ensemble que le process de changement. Le solutionnisme, ici aussi, non seulement ne produira pas forcément quelque chose de pertinent mais plus encore pourrait se révéler démobilisant, pour les agents et les citoyens notamment. L’intelligence collective fait sens c’est certain du point de vue du potentiel d’idées nouvelles à générer, du point de vue économique mais à la condition, une fois encore d’en faire une véritable politique de territoire et non un outil de cosmétique des politiques territoriales essoufflées. Dans le nouveau paradigme collaboratif, le renouvellement du mode d’action publique à travers le recours à l’intelligence collective induit trois missions principales pour la puissance publique : informer, écouter et durer.

Informer c’est permettre l’accès aux informations et aux données publiques par les usagers. Comme le montre le lancement en 2011 de la plateforme de diffusion des données publiques data.gouv.fr, la sphère publique commence progressivement à comprendre que la culture du secret, de l’opacité n’est plus d’actualité à l’heure où l’information s’échange à des vitesses phénoménales. Au cœur de la mission d’information publique, ce n’est pas tant la disponibilité des données qui est en jeu, car les pouvoirs publics ont à leur disposition un gigantesque gisement d’informations, mais la capacité de l’administration à collecter et traiter les données de manière pertinente. Dans un contexte où l’organisation des services publics fonctionne encore largement en silos, le rôle de l’Etat est d’insuffler une dynamique collaborative plus agile entre les administrations afin de faciliter le recoupement des données publiques. Pour être source de valeur et levier d’initiatives collaboratives citoyennes, la donnée ne doit pas se contenter d’être diffusée, elle doit pouvoir être utilisable par tous. Il s’agit ainsi d’ériger la production et la valorisation d’information publique en une fonction régalienne de l’Etat. Mais comme le montrent les pratiques de l’open data et de la démocratie participative, informer n’est pas un en soi. Sans pratique continue d’explication des informations, de formation à la compréhension des données, rien de durable n’émerge, souvent même, ces pratiques concourent plus à de la démobilisation, de l’instrumentalisation et produisent un effet inverse à ce que l’on peut attendre de pratiques d’intelligence collective durables.

Ecouter c’est établir les conditions d’une synergie positive et productive afin d’impulser une culture de la coproduction. En informant sincèrement les citoyens, l’Etat leur donne le moyen de contribuer au débat sur la société en repérant les problèmes, en mesurant ces problèmes, en proposant des solutions, etc. Pour que l’intelligence collective s’exprime, il faut susciter l’envie de s’exprimer. La mise en place de standards de management public qui désinhibent les citoyens peut être une premier chantier. Il s’agit de donner les moyens aux usagers de surmonter la peur de l’erreur, de l’échec, en somme de les « encapaciter ». Si le citoyen se sent compétent, son aversion à l’ambiguïté sera plus faible et l’incitera à des choix plus ouverts à l’exploration. C’est ainsi que la participation citoyenne ne sera plus la chasse gardée d’une seule partie de la population issue d’un système éducatif encore trop élitiste.

Durer c’est ancrer l’outil technique à un projet politique et social fort. La clé du succès réside dans la construction dans le temps des dispositifs d’appel à l’intelligence collective. La constatation est claire : la somme des informations séparées ne suffit pas à faire une intelligence collective, et la création de lieux totémiques (laboratoires d’innovation, fablabs, etc.) sans réelle volonté politique est vaine. La connexion des données ne suffit pas à produire une conscience collective, c’est une utopie qui n’explique pas les conditions sociales, institutionnelles, épistémologiques de production et de diffusion des savoirs et des connaissances. Toutes ces questions relèvent bien de l’organisation de la collaboration en donnant les moyens à l’intelligence collective de faire émerger l’innovation publique.

Ce nouveau mode d’action publique repose sur trois piliers. Premièrement, susciter l’envie de s’exprimer suppose de remettre en cause l’omniscience des petits comités d’experts et de changer profondément la posture de savant trop souvent adoptée par l’administration. Ensuite, la question de la confiance est centrale, il s’agit pour l’Etat d’apprendre le « lâcher-prise » en acceptant que des processus d’expression ascendants puissent être porteurs de valeur. Enfin, il est temps pour les services publics de déconstruire les silos dans lesquels ils évoluent et de reconnaitre les bénéfices de la pluridisciplinarité et de la diversité. Cette mission d’écoute implique de reconfigurer le logiciel de l’organisation en mettant en valeur l’intelligence relationnelle des managers de la sphère publique. Ceci suppose d’aborder l’intelligence collective non plus seulement comme l’ensemble des capacités cognitives d’une communauté mais comme un champ de recherche à part entière dont l’objet serait l’étude des conditions de coopération intellectuelle entre humains dans un environnement techniquement augmenté. Le rôle du manager est d’être un « facilitateur des coopérations ». La valeur ajoutée du manager n’est pas dans le contrôle des résultats, mais dans la réalisation. Son rôle est de faciliter les connexions en choisissant les personnes les plus aptes à mettre en œuvre l’ordre et organiser les coopérations intellectuelles entre les membres de l’équipe. L’étape du contrôle des résultats n’est plus du ressort du manager seul, mais du manager et de l’équipe. En ce sens, l’intelligence relationnelle est forcément interdisciplinaire afin d’appréhender les processus d’apprentissage et de création collective. C’est ce rôle d’interprète, de fédérateur dont doit se saisir l’administration à travers le portage d’une vision particulièrement inspirante et la mise à disposition d’outils, d’objets pivots du travail collectif.

L’intelligence collective ? Oui, mais à quelle échelle ?

Chacun semble progressivement prendre conscience, de manière plus ou moins avancée, de la nécessité d’un fonctionnement en architecture ouverte dans l’optique de réinventer de manière critique notre mode de production des règles et des services publics. De nombreux dispositifs de recours à l’intelligence collective sont apparus ces dernières années dans le cadre de l’action publique.

Certaines initiatives, portées notamment au plus haut de l’Etat, sont pourtant des échecs complets et mettent en creux le manque de volonté politique derrière ces dispositifs. L’exemple emblématique est le référendum d’initiative partagée, censé permettre aux citoyens de se prononcer sur des propositions de référendums. Comme  le souligne un article de juin 2015 dans Numerama, le site web reste inutilisé six mois après son ouverture du fait d’une part de l’extrême complexité de la démarche, d’autre part d’une remise en cause de la confidentialité des opinions, révélant au passage l’incapacité de l’Etat à lâcher prise et à faire confiance. Ces aberrations font du référendum d’initiative partagée l’illustration de l’instrumentalisation de l’intelligence collective, totalement vidée de son sens, au risque de provoquer un regain de défiance envers le politique. On retrouve ici les critiques adressées au crowdsourcing dans la sphère privée. Nombre d’opérations d’externalisation ouverte visent souvent l’innovation de forme, anecdotique (appel à la personnalisation d’un produit sous le l’étiquette du crowdsourcing, par exemple) plutôt que l’innovation disruptive. En ce sens, le crowdsourcing, remanié par les services marketing, promeut un nouveau rapport au consommateur, plus que des idées ou des solutions. De même, certains dispositifs publics d’intelligence collective semblent relever davantage de l’instrumentalisation de la relation que de la création.

Il existe de nombreuses initiatives locales, dont on pourrait s’inspirer, visant à réinventer la participation citoyenne et qui semblent être davantage porteuses de sens. On peut citer à titre d’exemple les laboratoires d’innovation publique, à l’image du laboratoire ZIP (Zone d’Innovation Publique) dans le département du Val d’Oise, dont le principe est de construire et expérimenter des solutions concernant des projets de création ou d’amélioration de services publics au sein d’un espace de réflexion interdisciplinaire où l’usager est co-concepteur du service. Un autre dispositif concourant à la coproduction des services publics est le programme interrégional « La Transfo » porté par la 27ème Région dont le but est de prototyper avec les régions partenaires leur propre fonction « design & innovation ». Cela a donné naissance notamment au labo d’innovation de la région Champagne Ardenne, un dispositif d’écoute des usagers et de prototypage de nouvelles politiques publiques ouvert en avril 2015.

Si les laboratoires d’innovation publique, qui n’en sont qu’à leurs débuts, doivent encore démontrer leur capacité à mener à bien leurs missions, le recentrage vers la thématique de l’innovation territoriale fait apparaître une idée forte : il semble que ce soit en partant du local, de la proximité que l’intelligence collective a réellement les moyens de s’exprimer. Dès lors, il s’agit de constituer le maillage territorial le plus pertinent. Se pose ainsi la question de l’échelle – régionale, départementale, intercommunale, etc. – la plus cohérente pour s’organiser. Le débat reste ouvert et il est tentant pour chaque administration de s’approprier le statut de facilitateur de l’innovation territoriale. Mais à l’heure du chamboulement territorial et des super-régions, la question du devenir des laboratoires d’innovation publique et de leur périmètre d’action se fait de plus en plus pressante. A cet égard, ne pourrait-on pas plutôt réfléchir en termes de territoires d’usage, en dehors des circonscriptions administratives, pour agir efficacement ?

L’idée d’un fonctionnement à petite échelle, en « mode laboratoire », pour faciliter l’expression de l’intelligence collective, a germé au sein de l’Etat, qui a officialisé fin 2013 le déploiement du dispositif Futurs Publics, piloté par le Secrétariat Général à la Modernisation de l’Action Publique. Futurs Publics agit selon deux axes : mobiliser et animer un écosystème d’acteurs de l’innovation publique et conduire l’expérimentation de projets innovants à la manière d’un laboratoire. L’initiative relève d’une ambition nationale bien sûr, mais elle semble intégrer les concepts d’expérimentation, de décloisonnement des compétences en animant une communauté de praticiens d’horizons divers (acteurs publics, start-up, entrepreneurs sociaux, innovateurs, etc.), de coopération entre l’Etat et les collectivités territoriales. L’évolution de l’administration vers une culture davantage collaborative et de proximité avec Futurs Publics est un signe encourageant – les chantiers engagés, les conditions de leur succès ou de leur échec, sont à surveiller de près.

De l’Etat Providence à l’Etat partenaire

Se pose alors naturellement la question suivante : quelle est la place de la puissance publique dans ce nouveau schéma ? Comment peut-elle organiser de tels process d’intelligence collective ? Il s’agit de passer, comme l’évoque Bauwens dans son essai sur une économie post-capitaliste basée sur le pair-à-pair, à un Etat partenaire dont le rôle central se joue dans l’organisation des biens communs. Les objectifs de progrès social, de développement humain restent les mêmes, et sont même améliorés mais les solutions pour y répondre sont co-construites entre la collectivité, l’état et la société civile.

L’idée d’un État facilitateur a fait du chemin et trouve même quelques applications prometteuses à l’image de la politique menée en Italie à Bologne. A travers The Bologna Regulation for the Care and Regeneration of Urban Commons, la ville facilite l’autonomie sociale et individuelle en mettant en place des infrastructures, en autorisant les habitants à proposer des changements pour leur quartier et en s’engageant à les aider à réalise ces projets. En Belgique, la ville de Gand s’est dotée d’une assemblée des communs composée de citoyens qui s’organisent autour de demandes communes, d’une charte sociale pour contribuer et protéger les biens communs. Il existe ainsi une véritable traduction politique concrète du collaboratif et de l’intelligence collective.

C’est dans ce contexte que la définition de l’intelligence collective par Pierre Levy prend tout son sens : « C’est une intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences ». Distribution, valorisation et coordination comme énoncées par Pierre Levy, se recoupent avec les nouvelles missions de l’Etat énoncées précédemment : informer, écouter et durer. Cela ne signe pas la fin du politique, c’est au contraire une redistribution des cartes qui appelle à davantage de vision politique : dans ce nouveau paradigme collaboratif où l’intelligence collective est centrale, les gouvernants définissent la vision d’ensemble, ils agissent comme un tiers de confiance. Être tiers de confiance n’est pas un exercice performatif, il s’agit pour l’administration de porter une vision stratégique forte – qui ne se contente pas de subventionner des projets innovants ou collaboratifs.

Les concepts de valorisation et de coordination dont parle Pierre Levy ne signifient-ils pas aussi que la puissance publique doit apprendre à lâcher prise, à « laisser venir », à permettre aux initiatives privées des citoyens de se concrétiser ? Cela revient en somme à travailler à une facilitation, à des méthodes de coordination plus agiles et flexibles à l’échelle d’un territoire d’usage au maillage pertinent, à l’organisation d’infrastructures pour permettre aux citoyens d’exprimer leur autonomie.

La dynamisation de nos démocraties par les approches co-construites et l’intelligence collective constitue une vision stratégique qui n’est pas neutre politiquement. Elle émane avant tout d’une volonté de ne pas abandonner tout ou partie du service public et d’enrayer la défiance envers le politique en donnant aux citoyens la capacité de s’exprimer et d’être écoutés. Le “pair-à-pair de droite”, selon l’expression de Michel Bauwens, observable aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne est tout aussi dangereux dans le sens où le désengagement complet de la puissance publique ne peut s’accommoder avec la nécessité de construction des infrastructures pour la collaboration. En ce sens, l’innovation publique à travers la sollicitation sincère de l’intelligence collective par l’Etat partenaire est partie intégrante du projet de société que nous souhaitons construire.

Par Mélanie Paris