La Maison Forte

Le hacking territorial, une condition nouvelle de citoyenneté.

Les exemples d’empowerment urbain se multiplient. Plutôt que de tout attendre de la puissance publique, des individus décident, sans permis, de corriger la faille d’une système fragilisé, pour le respect de leurs idéaux.

Nos premières recherches sur les conditions concrètes de coproduction de l’innovation impliquent systématiquement les territoires et laissent émerger l’idée nouvelle de « hacking territorial ». En l’état, le principe est simple, plutôt que d’attendre tout de la puissance publique – autorisations et subventions notamment – décider de faire, sans permis. Faire la preuve par soi-même, sans autorisation, inviter le personnel politique à rejoindre le mouvement si il le souhaite. Et tenter sur du concret, en bonne intelligence, de trouver un terrain d’entente. Nous avons choisi le terme de « hacking » mais ce mot à lui seul, semble crisper certaines positions et révèle en fait les difficultés à voir et à comprendre le monde qui nous attend.

Avant d’énoncer publiquement le terme honni, nous prenons pourtant soin de le définir : Des individus, regroupés, agissant de manière joyeuse, pour le plaisir, avec des idéaux, cherchent la faille d’un système fragilisé pour le corriger ou le conduire vers leurs fins. Ces hommes et ces femmes ne sont pas que de mauvais pirates, que ferions-nous en effet sans les lanceurs d’alerte ? Quel serait l’état du big data sans wikileaks ?  Ce sont ces mêmes personnes que la société United Airlines invite récemment à challenger leurs systèmes informatiques pour identifier et corriger leurs failles. Conscients des risques de sécurité informatique de plus en plus inquiétants, la compagnie préfère jouer la transparence de manière gagnant / gagnant, économisant ainsi du temps, de l’argent. Dans ce cas, le hacking peut se penser comme un partenariat si l’on accepte au préalable de ne pas être dans la toute puissance.

Hacking, le terme ne passe pourtant pas, particulièrement auprès de certains personnels politiques. Lors de débats au cours desquels nous présentons nos premières recherches, il n’est pas rare d’entendre des élus considérer que l’on ne peut laisser tout faire : « Donner la parole systématiquement aux citoyens c’est bien joli mais ils ne la prennent plus, regardez l’abstention ! ». Épuisés, certains élus agissant sincèrement, rappellent l’effort que d’animer des réunions de quartier, sans citoyens présents, le courant d’air que de laisser la porte ouverte aux plaintes permanentes : « Il y en a marre de ces citoyens consommateurs ! ». La faute à qui ?

Condamnés à un coup de règle sur les doigts, pour nos propos de pirates, nous nous sentons tout à coup dangereux anarchistes, certainement serons nous ultra libéraux, pour une prochaine réunion demain. Mon Dieu, faites que dans cette recherche nous ne soyons pas devenus lili (libéral libertaire) et que l’on reste simplement un citoyen connecté. Mais comment reprocher aux citoyens de ne plus réclamer égoïstement un supposé dû aux personnels politiques et de préférer agir directement pour transformer tout ou partie de leur destin ?

Pourquoi craindre le risque de privatisation d’un bien commun quand depuis un demi siècle on fait la preuve que l’intérêt général conduit généralement à une privatisation du public par une élite de « sachants » notamment ?

Comment des élus de gauche comme de droite peuvent-ils d’un côté questionner de plus en plus sévèrement l’État providence et s’inscrire de l’autre, comme passage obligé  du collectif ? Comment nombre d’entre eux peuvent-ils regretter la quasi impossibilité de mener une politique d’innovation au sein des collectivités territoriales et se plaindre que certains, plus pressés, prennent la tangente ?

En condition de coproduction de l’espace public, ces oppositions ne font plus sens et ne feront que générer le pire. Ne peut-on pas, avant toute provocation et injonction, échanger sur quelques termes et faire du débat, notre espace commun ?

Ne pourrait on pas associer autrement à l’action légale de l’élu, la légitimité de certains desseins ? Dans cet équilibre, le personnel politique ne trouverait il pas la proximité qu’il cherche à incarner, comme partenaire d’abord et le citoyen ne travaillerait il pas à plus de responsabilité et moins de défiance quant au politique ? Par la preuve et simplement par le process initié librement, n’aurions nous pas la possibilité de voir plus rapidement, de manière moins coûteuse, si certaines idées font sens pour l’organisation collective ?

Autre question, ne pourrait on pas associer aux principes du bien commun et de l’intérêt général, celui du commun ? Instituant d’abord et principalement, la nécessité du faire ensemble.

Il y a certainement quelque chose à chercher auprès des cultures anglo saxonnes dans cette façon différente de faire. Moins en copiant collant qu’en cherchant à comprendre ce qui nous différencie d’eux dans nos revendications. Une culture du commun, probablement issue de la magna carta et dont on fête cette année les 800 ans. Une pensée judéo chrétienne peut être aussi où l’on vouvoie Dieu alors que les protestants disent « tu » et se passent d’intermédiateurs. Une tradition plus largement, qui fait que quand certains parlent d’empowerment ou de by passing on peine à traduire autrement que par « révolution » et « court circuit ». Certes ces schémas de hacking sont francs, inconvenants, ripent quelques fois, mais produisent souvent des réponses efficaces, qu’elles s’expriment de manière désespérée, festive, mue par une culture du système D, alternatives ou simplement pratiques.

 

En mode désespéré : 

Cent exemples différents dans l’histoire font la preuve de l’intérêt de telles démarches. De mémoire de citoyen, nous nous rappelons l’émergence du sida où quand cette maladie a été traitée ici comme une simple crise sanitaire dans les années 80 : « le sida ne passera pas par moi », des communautés, des groupes activistes, abandonnés par les politiques de Reagan et Thatcher, font de cette crise aux Etats unis, une question politique et sociale. Quand ici les schémas de prévention- et les subventions inhérentes – sont conditionnés à la bienséance, là bas, des groupes comme Act Up notamment inventent une prise de parole d’une rare efficacité, agissent durablement en contre pouvoir des laboratoires pharmaceutiques se positionnant même comme des acteurs parmi les plus informés.

Depuis, sur d’autres secteurs, les exemples de hacking se multiplient dans les pays anglo saxons et scandinaves notamment. La plupart sont collectifs, impertinents, joyeux et créatifs.

 

En mode festif :

 Avec Reclaim the streets  un mouvement anglais, préfigurant les Zones Autonomes Temporaires, organise de multiples manifestations festives, occupant les routes, projets autoroutiers pour des fêtes piétonnières ludiques et revendicatives. Leur action se joue contre le « tout voiture », mais plus largement contre la rationalisation de l’espace public et sa privatisation. Leur inspiration : 1789 (?!). La démarche ludique marque pourtant le dépassement d’une simple forme revendicative pour, dans ces happenings, proposer des formes nouvelles d’occupation de l’espace public.


En mode système D :

Associant abandon de la puissance publique, culture du do it yourselft et crowdfunding, des habitants du quartier de Hofplein à Rotterdam, quartier enclavé depuis des lustres entre une autoroute et une voie de chemin de fer, se sont construits une passerelle permettant de relayer leur quartier au centre de la ville. De bric et de broc cette étonnante passerelle est constituée de planches ciglées du nom de chaque donateur. Certainement une telle réalisation bénéficie de l’expérience et d’une culture urbaine issue du Glocal District qui a Rotterdam toujours, a vu nombre d’associations s’opposer aux projets de mutations urbaines et proposer une autre façon de faire l’urbain dans un schéma de quasi friche, plus sobre, plus généreux et créatif.

Les habitants de l’écovillage du vieil audon ont eux opter pour l’aïkido administratif. Face aux contraintes associées notamment aux risques incendies d’une telle implantation ou aux normes sanitaires associées à la nécessaire installation d’un restaurant pour alimenter l’économie du village, les habitants ont décidé de passer les diplômes et formations qui leur permettraient d’être administrativement les propres inspecteurs de leur projet. Avec cette technique, ils ont simplement décidé de faire venir à eux les normes pour les transformer à leur avantage.

 

En mode alternatif :

Face au mépris de toute pratique sincèrement démocratique, un groupe citoyen à Helsinki travaille à l’élaboration d’un plan complet de restructuration du quartier portuaire en opposition au projet d’installation d’un musée Guggenheim. Contre expertise, contre projet économique, architectural, politique et social, ils fondent avec le projet nexthelsinky, sur des bases opérationnelles aussi ambitieuses que celles proposées par la mairie, une alternative concrète, créative et crédible. Muent par l’énergie de « l’indignation et de l’amour », leur proposition et l’influence positive qui s’en dégage font que certainement les décideurs locaux ne pourront conduire leur projet initial comme ils l’espéraient. L’alternative fédère, elle est crédible et généreuse, probablement même plus porteuse d’innovations.

Dans la même vaine, pour la première fois dans l’histoire des capitales européennes de la culture, un collectif a produit en 2013, le festival off de marseille 2013. Face à l’arrogance pompeuse d’une équipe qui dès le début annonçait l’échec de l’événement, des artistes locaux se sont fédérés pour « éviter d’être dans la posture de la vache qui regarde passer le train et qui rumine, rumine… » et ont travaillé à rééquilibrer l’événement entre les grosses manifestations portées par le « in » dont ils s’estimaient complémentaires, et celles plus modestes qui existent et doivent être visibles. Certainement ont ils avec une programmation organisée, dans les règles de l’art, sous quatre temps forts « poubelle la ville », « Merguez capitale », «  kalashnikOFF » et «  mytho city », fait le dessin d’un ville plus drôle, plus impertinente et plus vivante que ce qu’en laissait voir la programmation officielle. Dans ce récit sincère de la ville, Marseille en a profité la première.

 

En mode pratique : 

Darwin, l’éco quartier bordelais, avec son fond de dotation « l’armée des grands singes », soutient désormais la mise en œuvre de tout le panel des actions écologiques, de soutien aux entreprises d’économie sociale et solidaire, d’innovations architecturales, artistiques et sociales. Ce soutien habituellement attendu auprès de la puissance publique se retrouve, dans sa créativité, sa générosité et son impertinence presque désormais naturellement fléché vers les grands singes, plus que vers les élus. Darwin inventant dans cette dynamique, un laboratoire urbain, quasi autonome.

De telles approches conduiront peut-être aux modèles de crowdfunding citoyen du type www.citizinvestor.com. On peut l’espérer et le regretter. On peut le souhaiter car derrière une proposition de financement, un débat s’opère entre citoyens participant au projet. On peut craindre aussi de telles approches car certainement se dessine aussi là le risque de l’abandon d’une idée de la chose publique, telle que nous la connaissons. Mais en l’état, demeure l’initiative et le débat et de telles pratiques n’ont pas à rougir des opérations « queues de cerises » réservées par exemple par le premier projet de budget participatif parisien où là, le citoyen, a été un peu trop ravalé au rang de consommateur infantilisé.

Les exemples de hacking territorial, d’empowerment urbain sont légions et se multiplient en France. Tous réclament la mise en œuvre d’un projet politique du commun capable de dépasser les oppositions bien communs / intérêt général, deux notions concourant aux mêmes principes de privatisation. Si ces signaux faibles peuvent apparaître encore bien naïfs à certains, ils peuvent conduire à quelques changements de posture, à l’invention de méthodes différentes mais à l’heure des réseaux sociaux, de l’individualisme dominant, de l’open innovation, du just do it et des makers… difficile d’imaginer autre chose qu’une explosion des pratiques de hacking territorial. Ces logiques se multiplient et les actions citoyennes ne sont pas plus inquiétantes que celles conduites par de grandes entreprises ou corps constitués privatisant à leur manière tout ou partie de l’espace public. A ne pas vouloir voir ces revendications, ces émergences et ces aspirations, certainement la démission démocratique s’amplifiera, certainement les zadismes se radicaliseront. Il y a dans le hacking territorial, dans la multiplication des tentatives de coproductions innovantes d’idées participant au service public, un formidable projet politique du commun enfin ! Une ouverture permettant de compléter le légalisme crispé par une forme de légitimité pair à pair. Le phénomène initialement hacker des « incroyables comestibles » a par exemple fait la preuve qu’une action spontanée pouvait dans certaines villes devenir une politique publique, la forme d’un nouveau type de partenariat entre élus et citoyens. Il y a dans ces dynamiques spontanées d’identification et de résolution des différentes failles des systèmes aujourd’hui à l’arrêt, une véritable source de créativité. Tous ces exemples de hacking territorial se distinguent par leur impertinence, leur créativité, leur spontanéité, leur capacité à faire groupe. Ces formes émergeront, dans l’intérêt de chacun, à la seule condition d’accepter simplement le débat sincère que chacune de ces opérations pose, et de comprendre que  nous sommes, cette fois en confiance, de plein pied dans le XXIème siècle.

Par Bruno Caillet