La Maison Forte

Se mobiliser pour réinventer la démocratie face à l'urgence climatique

Synthèse de l'intervention de Anne Rumin

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Les ateliers populaires de 2023, portent sur la question des nouvelles formes d'action locales. Premier sujet porté par Anne Rumin, chercheuse en sciences politiques, les liens entre crise environnementale et crise démocratique. Voici la présentation de son intervention suivie  d'un résumé et d'un extrait des débats entre participants.



Préambule 

Cette réflexion peut être mise en perspective par l’expérience militante récente de Sainte Soline : expérience paradigmatique de ce rapport engagé entre démocratie et écologie.

Le contexte, les concepts :

La démocratie

Il sera question ici de la démocratie représentative, telle qu’elle est en vigueur en France aujourd’hui. Cette démocratie suppose un alignement entre les intérêts, les partis et programme, les élections et l’exercice du pouvoir.

-> ce que Bruno Latour nomme la circularité politique : une demande est adressée par les électeurs aux élus, qui prennent une décision et l’adressent eux-mêmes aux administrations qui la traduisent en politiques publiques.

Problème : la crise écologique brise cette circularité politique !

On peut considérer deux conceptions de la démocratie :

(1) une conception procédurale : la légitimité d’une loi vient de la procédure qui conduit à cette loi (délibération, vote…).

Question : jusqu’à quel point peut-on admettre cette légitimité par les procédures sans s’interroger sur l’idéal et le but qui fondent ce choix ?

(2) une conception substantielle : la légitimité est fondée sur la conformité de ce choix avec les valeurs que nous sommes censés partager.

Problème : la crise écologique met en péril la démo dans ses procédures et ses valeurs !

La crise, ou le bouleversement écologique

On parle de ce bouleversement et de l’ère anthropocène depuis les années 70’, ce qui fait débat… L’idée centrale est que cette situation est liée aux activités humaines.

Comment en parler adéquatement ?

« crise environnementale », un terme qui ne marche pas : la « crise » suppose retour à la normale, un rétablissement (ou au moins l’atteinte d’un nouvel équilibre) alors que ces bouleversements sont irréversibles.

-> Luhmann parle de « catastrophe écologique globale » : le sens étymologique de catastrophe, c’est « bouleversement » mais parler de LA catastrophe insiste sur le caractère systémique de ce bouleversement écologique ; c’est une seule et même dynamique globale.

-> Bruno Latour parle de « nouveau régime climatique » (régime # crise) : le cadre théorique et matériel dans lequel nous vivons et nous organisons a changé de manière inédite.


I. Une crise qui rappelle notre démocratie à ses fondements matériels

Deux oublis révélés par la catastrophe écologique globale

- le fonctionnement de notre démocratie dépend concrètement de ressources matérielles, d’énergies…

- nos idéaux démocratiques sont fondés sur une certaine conception de la nature et une certaine représentation politique du temps.

-> notre conception de la nature

Philippe Descola explique comment notre « cosmologie naturaliste » se fonde sur un grand partage entre ce qui relève de la nature et ce qui relève de la culture.

Problème : ce partage est socialement construit et résulte de mutations scientifiques, techniques et esthétiques (invention de la perspective, usage du microscope) qui mettent le monde à distance, et placent l’humain à l’extérieur de ce monde.

-> notre conception de la liberté

Les démocraties occidentales poursuivent un idéal de liberté (des individus et des peuples) forgé pendant Les Lumières et la Révolution et visant une émancipation à l’égard de différents pouvoirs humains.

Mais Pierre Charbonnier montre qu’à cet idéal s’articule une seconde idée : les contraintes naturelles constituent une même entrave à notre liberté ; d’où un idéal d’abondance des ressources matérielles, réalisé avec la Révolution industrielle et la colonisation.

Aurélien Berlan ajoute que cet idéal de délivrance par rapport aux tâches liées à la subsistance a conduit à se décharger sur des peuples colonisés => l’idéal démocratique repose donc sur des rapports de pouvoir et de domination.

-> notre conception du temps 

Nos procédures démocratiques sont forgées sur un certain imaginaire du temps où le temps serait permanent, infini, continu, dans la direction du progrès => il s’agit du temps conçu comme « durée » selon Bruno Vilalba.

* L’expérience Sainte Soline : le mouvement des Soulèvements de la Terre s’interroge sur les infrastructures (agricoles, et autres) dont dépendent nos modes de vie, nos organisations sociales et politiques. Ces infrastructures ont une fonction idéologique qui permet de perpétuer cette perspective politique du temps en lui offrant une performativité. Elles s’agencent avec des discours autour du productivisme qui sous-tendent notre modèle démocratique.

Problème : ces infrastructures sont invisibilisées parce qu’implantées sur d’autres territoires ou parce que trop évidentes (les routes par exemple sont évidentes, on les oublie). Elles sont mises au jour avec ces bouleversements écologiques et grâce à des mouvements comme les Soulèvements de la Terre.


II. Des procédures et des idéaux démocratiques menacés par la crise écologique

Les procédures 

La circularité politique propre à la démocratie est brisée.

- les individus peinent à se figurer quels sont leurs intérêts.

Les individus font bien des constats des problématiques les concernant, mais ils ont du mal à choisir, à saisir quelles pourraient être les solutions et l’objet de leur demande aux élus.

  • même si nous savions définir nos intérêts et les adresser à l’Etat, celui-ci serait incapable d’y répondre : il est trop affaibli (ex : manque d’agents territoriaux sur les questions écologiques) et il ne sait pas lui-même ce qu’il faut faire, comment répondre à la crise.


Le temps 

Le temps presse et le temps de la délibération semble trop long.

Les possibilités restent insatisfaisantes :

  • soit on considère que la délibération démocratique doit être abandonnée face à l’urgence de la réaction nécessaire : danger !
  • soit on considère qu’il faut se concentrer uniquement sur la refonte de nos procédures démocratiques : c’est un risque aussi de penser que cela suffirait.
  • Luhmann et Villalba y voient une « illusion procédurale » qui réaffirmerait des procédures sans se réinterroger sur les idéaux substantiels de la démocratie que nous voulons défendre.

Problème : dans les 2 cas, on assiste à une mise en compétition des idéaux démocratiques !

exemples : attentats de Paris en 2015 - en situation de catastrophe, deux camps politiques défendent des idéaux opposés : l’idéal de sécurité et l’idéal de liberté. De même face au COVID.

-> Le risque alors est de restreindre l’idéal démocratique à un principe plutôt qu’à un autre.

Nos capacités collectives de subjectivation 

Le projet fondamental de la démocratie est de produire des individus qui soient des sujets politiques autonomes, capables de se positionner sur différentes trajectoires de vie, différentes options politiques.

Problème : avec le temps qui nous manque et la mise en déroute de la démocratie, le champ des possibles quant à nos capacités d’être humain et d’agir en sujets politiques est restreint.

* L’expérience Sainte Soline : la criminalisation des militants et la répression policière montrent le chancellement de la démocratie ; le débat démocratique est confisqué, les citoyens n’ont pas de place dans les décisions politiques.

III. Pistes de réinvention de nos démocraties

Piste 1

Redéfinir nos intérêts collectifs et particulier pour avoir une vision plus juste des clivages politiques et rétablir la circularité politique.

       -> Projet de B Latour avec Où atterrir ?

Pour rétablir cette parole politique, il nous faut comprendre quels sont nos véritables intérêts, à nous citoyens, et pour cela comprendre les territoires où se jouent ces intérêts. Latour distingue les territoires où nous vivons et les territoires dont nous dépendons pour vivre (ce ne sont pas nécessairement les mêmes !).

=> chaque citoyen devrait essayer de redéfinir ces territoires pour saisir les clivages politiques et mieux formuler ses demandes : qui sont les amis, ou alliés ? et qui sont les ennemis ? Qui intervient sur quels territoires ? A quoi je tiens ? Qu’est-ce qui me menace ?

Piste 2

Redéfinir les formes politiques en adoptant des formes plus locales.

       -> Agnès Sinaï et Jérôme Baschet proposent des formes de communalisme ou de municipalisme libertaire permettant une démocratie directe et délibérative sur des entités territoriales plus petites ; exemple des communautés zapatistes.

       -> on peut s’appuyer aussi sur le concept de « biorégion » (de Berg et Dasmann, repris en France par Serge Latouche) : c’est un territoire qui trouve sa cohérence dans des continuités environnementales.

Enjeu : garder un cadre théorique qui repense la démocratie, tout en l’articulant à l’idée de limite planétaire.

Piste 3

Construire une politique du temps en remplaçant la « durée » par le « délai ».

        -> Günter Anders définit cette notion de « délai » pour qualifier la phase historique que nous vivons depuis l’invention de la bombe atomique et avec la catastrophe écologique : nous sommes capables de nous anéantir à tt moment.

Ce délai est angoissant et on pourrait penser qu’il s’agit d’une hypothèse extrême qui interdit le politique en démobilisant les citoyens. Mais en réalité, ce délai nous force à retravailler les normes de notre société et à repenser les priorités politiques.

NB : l’idée de « développement durable » est incompatible avec un cadre théorique qui pense le temps en terme de délai et qui suppose des mesures plus radicales.

* L’expérience Sainte Soline : le mouvement des Soulèvements de la Terre ont réussi à faire apparaître cette problématique de la gestion de l’eau dans le débat public, et plus largement cette question des infrastructures à repenser, tout comme notre démocratie ; cela a permis aux citoyens de s’exprimer.

Enfin, l’expérience de la lutte, avec les émotions qu’elle génère, la camaraderie qui s’y développe, permet de faire émerger des subjectivités et une autonomie politiques des sujets.


Questions

Q1 - Qu’est-ce qui serait inaudible dans ce discours pour un public de droite ?

A.R : C’est l’idée de décroissance, ou la remise en question du lien entre l’idée de la liberté et une nécessaire prospérité pour atteindre cette liberté.

La pensée écologiste (depuis les années 70’) a un attachement féroce à la possibilité d’une libre évolution de son identité : le projet de décroissance ne doit pas interdire les libertés. C’est ce qui explique l’articulation entre les mouvements écologistes et d’autres mouvements sociaux, de revendications, féministes, de libre auto-détermination, etc.

Q2 - Le municipalisme libertaire est-il possible dans notre contexte ? 

A.R : C’est ce que tente de faire certaines expériences de ZAD qui tendent vers cet idéal là.

Q3 - Remarque, objection : L’État serait trop affaibli et ne saurait pas comment agir (Bruno Latour), mais l’inertie de nos gouvernants n’est-elle pas liée aussi au fait qu’ils ne veulent pas bouger ? 

Le problème ne se joue pas seulement dans le clivage droite/gauche car la question du pouvoir se pose en réalité dans une société fondée sur la finance. On voit que certains hommes politiques engagés sur les questions écologiques les abandonnent quand ils montent les échelons du pouvoir, en raison des intérêts politiques qu’il y a (ou qui s’imposent) à jouer cette logique économique capitaliste, avec cette idée en arrière plan : « tant que ça marche au présent, on continue ».

A.R Il y a en effet d’autres explications, assumées par d’autres penseurs, par exemple Günter Anders qui montre que la transformation qui nous attend est telle que nous ne pouvons pas l’imaginer, nous la représenter ; ou Yves Cochet (avec son expérience de ministre) qui a l’impression que les élus n’agissent pas en fonction de leurs idéaux propres mais aussi par un sentiment d’intimidation vis-à-vis de ce qu’ils imaginent que les autres (citoyens et hommes politiques ?) pensent : on ne parle pas de catastrophe tant qu’on n’est pas sûr que les citoyens y croient, se le représentent, adhèrent à cette idée et à ce qu’elle implique.

A.R La désirabilité de ces transformations doit-elle être le seul moteur ? Faut-il vraiment de nouveaux récits pour les rendre désirables ? En fait, ces récits existent et il s’agit de prendre acte de la réalité de la catastrophe et de la nécessité de changer ! Il y a peut-être un enjeu à prendre au sérieux la conflictualité plus que désirabilité.  

Q5 - Est-ce que le politique n’est pas aussi désemparé par le caractère latent de la crise écologique, habitué qu’il est à réagir à des crises immédiates comme les attentats ou le covid ?

A.R Il y a un enchâssement des échelles de décisions, et des facteurs de cette inertie politique. Mais c’est aussi une question de volonté politique car la crise vient exacerber des intérêts politiques et certains ont des intérêts dans la crise.

Q6 - La question « Quels sont nos intérêts ? » importe pour rappeler que nous sommes acteurs des dysfonctionnements qui nous arrangent aussi… Si nous étions capables de ramener à nous la question de notre intérêt, cela nous permettrait de mesurer autrement les clivages politiques, mais jusqu’où ? et jusqu’où le clivage gauche/droite peut-il être remis en question ?

A.R Bruno Latour travaille justement sur ces clivages pour substituer les rapports de force de classe géo-sociale à la lutte des classes traditionnelle : il ne s’agit pas seulement d’un clivage lié à notre place sur la chaîne de production (patron/ouvrier, salarié) mais aussi de notre place sur des territoires - où il y a des ressources vitales ou non, qui sont plus ou moins habitables. Nos intérêts diffèrent selon ces deux lectures des rapports de force. Et les citoyens peuvent/ doivent devenir acteurs et enquêteurs pour comprendre les logiques de soutien ou de menace sur leurs territoires et dans les territoires dont ils dépendent.

Q7 – La crise écologique ne peut-elle pas être aussi un moment inédit de reconfiguration (plus que restreinte) du champ des possibles, dans une société industrielle, capitaliste qui a beaucoup normé, voire restreint les possibles justement ? De même, n’est-ce pas une situation qui convoque les citoyens à redevenir des sujets politiques autonomes ?

A.R Le problème tient surtout au fait que beaucoup de choix apparents sont en fait devenus des non-choix, des alternatives impossibles (exemple : tuer des milliers de kangourous en Australie ou bien les laisser dévaster des communautés aborigènes en répandant le feu ?). Comment recréer de véritables choix ?

Et en effet, il faut passer par une phase de désubjectivation de nos subjectivités capitalistes, d’une société industrielle, pour permettre ensuite une meilleure définition, invention de nos subjectivités, de notre autonomie.

Les concepts, les penseurs : outils et alliés de notre formation et mobilisation


ATELIER

Quatre idées majeures sont retenues par les participants :

  • La réflexion autour du temps et la différence entre durée et délai. Comment cela modifie notre rapport à la démocratie.
  • La démocratie dépend des ressources matérielles qui sont limitées ainsi que la remise en question de la distinction nature/culture.
  • Le fait que les politiques régissent à du temps court tout en pensant que le temps est illimité. Rien ne changera dans une telle perspective. À l’inverse si on sait que le temps est compté, peut-être peut-on imaginer de faire des choses qui vont durer.
  • Ce à quoi on tient individuellement et collectivement. Clairement sur ce sujet, nous sommes acteurs et on consent à cette situation. Tout le monde est au courant de la situation mais se pose pour chacun la question de à quoi on tient vraiment : la liberté ou la sécurité.

De manière plus développé, les mêmes questions sont débattues sur le thème des temporalités des décisions, de l’espace du consensus, la place réelle du pouvoir et le réancrage.

Peut-être le principal problème reste le « ici et maintenant ». Les gens se concentrent sur l’immédiat matériel, on tient par-dessus tout à cela. On est complice de l’inertie et il est difficile de lutter contre la désirabilité de cet ici et maintenant. Il y a un enjeu à se mettre au clair, en chacun de nous, avant de réagir, puis agir notamment en questionnant le lien entre prospérité et liberté qui, on le sait, résonne avec fausse prospérité qui coûte très chère en termes de liberté et de durabilité. Idem pour la relation que l’on entretient sur le sujet, avec les enfants. Si l’on désire leur épanouissement, cela peut difficilement être associé à la catastrophe écologique mais aussi lié à l’économie très fragile. Le bouleversement climatique risque de passer en second quand on aura faim.

Comment rendre compte, débattre, assumer le conflit ? Le risque de conflit est aujourd’hui un fait, on le mesure avec les questions portant sur la souveraineté alimentaire où celles émergent avec Sainte Solline qui met une priorité sur l’agriculture productiviste. De telles actions invitent pourtant à réfléchir et à agir pourtant. Quand se pose la question de la désobéissance à nos élites émerge les questions liées à cette soi-disant démocratie. Parmi toutes les raisons exposées sur cette crise de la démocratie, peut-être faut il remettre au centre des débats, non les projets mais les procédures et plus sur les valeurs.

Quelles sont les limites dans les discours pour avancer ? Reviens la notion de pouvoir avec la perception que nous élus n’y peuvent plus grand chose et que tout se décide sur les marchés où à l’échelle de l’UE. L’absence de délibération collective pousse au sentiment de ne plus être citoyen. Le sentiment que si nos élus savent comment résoudre le problème, ils ne le souhaitent pas ou ne peuvent, ni ne veulent renverser la table. Ils n’assument pas la conflictualité, ni ne savent produire du désirable mieux que ne le fait la société capitaliste. Les seuls contre contre-pouvoirs jouent aujourd’hui sur le divertissement.

Un rectificatif partagé par tous, puisque l’on parle de processus et de valeurs, l’enjeu politique à redéfinir est probablement moins de penser à qui je m’oppose de à quoi je m’oppose pour créer des fronts communs. Il faut chercher les racines à chaque lutte et mesurer leurs espaces communs, car la question du développement durable est perçue par nombreux d’entre nous comme un discours de dominants. C’est pour cela qu’un décollement du discours sur les chiffres et les déterminismes scientifiques que seuls certains comprennent pour les ré-inscrire sur les territoires (municipalisme, bio région…) est probablement une piste à explorer.